Le français, après tout, n'est pas si difficile. Nous en viendrons à bout. Mais il y a autre chose. Il y a le damné calcul, depuis les quatre opérations jusqu'aux problèmes de robinets en passant par les surfaces et les volumes. Et là, encore, le français ne fait jamais ses comptes comme le breton. Allez donc vous y retrouver.

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     De fait, nous nous débrouillons assez bien dans nos comptes, peut-être parce que nos parents calculent remarquablement de la tête sans avoir recours au moindre crayon. Alain Le Goff est passé maître dans cet exercice. Quand je lui demande comment il fait, il n'est pas capable de m'expliquer, mais il me regarde avec des yeux pétillants et il me dit : « Nous avons toujours été très pauvres dans notre famille. Si nous avions été bêtes par-dessus le marché, nous serions morts de faim. Nous avons donc été condamnés à faire marcher notre tête pour avoir quelques chances de rester vivants. Faites donc marcher la vôtre. » Je veux rester vivant, c'est juré.

     Cependant, mes camarades et moi, nous avons quelque difficulté avec le dix-huit qui se dit en breton trois-six (tri c'hweh). Nous nous étonnons un peu de ce que le français appelle quarante ce qui est deux-vingts (daou ugent), soixante ce qui est trois-vingts (tri ugent) et pourtant il dit quatre-vingts comme nous. Mais déjà les quatre opérations deviennent des exercices gratuits dans lesquels le breton n'a plus aucune part.

     Ce qui nous chiffonne, c'est la monnaie. Comme nous faisons déjà les petites commissions, nous sommes habitués à tout faire tourner autour du réal qui vaut cinq sous. Nous ne savons pas, bien entendu, nos parents non plus, que ce réal est une monnaie castillane que nos ancêtres ont adoptée il y a des siècles, quand les Espagnols tenaient plus ou moins le pays, et que nous avons conservée depuis. Quatre réaux font une livre. Pour les Français, c'est un franc ou vingt sous, Nous ne disons jamais vingt sous, mais toujours quatre réaux. Trois livres font un écu (eur skoed), mais la pièce de cent sous en argent que nous appelons quelquefois lagad ejen (œil de bœuf) et qui ne se trouve pas souvent entre nos mains, croyez-le, la pièce de cent sous se dit vingt réaux, A l'épicerie, deux francs quinze centimes valent en breton huit réaux et trois ou neuf réaux moins deux. Trois francs dix font un écu et deux. C'est un peu étourdissant. Pourtant nos mères, dont certaines ne savent pas un mot de français, nos grands-mères dont certaines n'ont pas été du tout à l'école, comptent très bien sur l'échelle des réaux et des écus, et jusqu'à des sommes très élevées. Il faut les voir au marché ou à la foire quand elles achètent ou vendent les œufs, le beurre, les cochons, les vaches. Elles calculent au moins aussi vite que celui d'en face. La balance ni la bascule n'ont de secret pour elles. Seulement, comme elles sont femmes de bon lieu, le poids est toujours fort et la douzaine vaut toujours treize. A l'école, il faut tomber tout juste. On va chercher des grammes et des milligrammes comme les apothicaires. Ce calcul-là est une invention d'avare ou d'hypocrite, je vous laisse à choisir. Les gens qui le font sont capables d'écorcher des poux pour en vendre la peau au prix du cuir.

Extrait du livre « Le Cheval d'orgueil »
de Pierre-Jakez Hélias 
Chapitre « Les enfants de la République »